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Photo du rédacteurMarie Gasnier

Demain dès l'aube

Dernière mise à jour : 31 janv. 2019

"Je suis vie qui veut vivre, entouré de vie qui veut vivre". Albert Schweitzer

5h40, le soleil n’est toujours pas levé, la route me paraît longue, interminable, il fait sombre, j’ai froid. J’arrive enfin à destination, un bâtiment se profile devant moi, je ne crois pas me rappeler avoir vu des inscriptions sur la façade. Tout paraît désertique, sans vie, excepté les quelques voitures garées sur le parking goudronné. Mes yeux sont attirés par la seule lumière se découpant dans la nuit noire où deux hommes fument dans l’encadrement de la porte. Ils m’indiquent les vestiaires et l’instant d’après me voilà toute vêtue de blanc, d’un tablier blanc, de bottes blanches en train de marcher aux côtés du vétérinaire à travers de longs couloirs. Nous franchissons une porte et c’est alors que tout commence, je découvre pour la première fois l’envers du décor, le maillon final de la production animale, là où tout s’achève, là où des milliers de vies prennent fin, là où l’animalicide est légal : l’abattoir.


Je suis frappée par la blancheur ambiante : le sol, les murs, les néons, les habits des employés, tout est blanc à l’image d’un hôpital. Comme si cela rendait la mort plus supportable, comme si cela suffisait pour faire oublier les horreurs quotidiennes. Une odeur indéfinissable envahit alors mes narines, s’imprègne en moi, dans mes vêtements, surement l’odeur du sang, de la peur, de la mort. J’ai la nausée, je sens mes boyaux se tordre, je sens chaque muscle, chaque fibre musculaire de chaque partie de mon corps se contracter, j’ai les nerfs à vif, je suis à l’aguet, prête à fuir à tout moment.


Ce jour là, en cette froide matinée de décembre et en cette veille des fêtes, 465 veaux de lait et 300 porcs allaient être abattus. La visite commence par l’inspection ante-mortem des animaux qui viennent d’arriver durant la nuit. Ils sont entreposés dans des enclos à l’air libre. Il s’agit de vérifier leur état de santé après le transport et entre autres s’assurer que les règles en matière de « bien être animal » ont été respectées. Ce terme sonne pourtant terriblement faux si l’on considère objectivement la façon dont ils sont traités. Seuls les animaux malades ou morts seront mis à l’écart, les autres resteront dans l’enclos en attendant leur tour, ils ont gagné le droit d’être abattus.


L’étourdissement est la première étape rencontrée sur la chaîne d’abattage et selon l’espèce concernée il n’est pas réalisé de la même façon. Les veaux sont étourdis à l’aide de tenailles appliquées sur leurs tempes et à travers desquelles passe un courant électrique. Cette décharge parcoure leur corps leur faisant perdre connaissance. Quant aux porcs, la législation autorise une « anesthésie au CO2 », autrement dit et de façon plus pragmatique ils sont gazés au sens propre du terme. Après être enfermés dans une immense cage d’ascenseur bétonnée, ils sont exposés durant 40 interminables secondes au dioxyde de carbone. Le mécanisme d’action est simple, leurs poumons, leur sang, leur cerveau étant privés d’oxygène, l’acidose métabolique est suivie d’un arrêt cardio-respiratoire et d’une perte de conscience.

Arrêtant alors de se débattre, devenus soudainement dociles et amorphes tels des pantins, ils sont suspendus par les pattes arrières. J’ai vu ce jour-là des veaux et des porcs mal étourdis, encore conscients au moment de la mise à mort, tentant de lutter, d’échapper à leur triste sort. Je revois encore ces images dans ma tête de pattes battant l’air désespérément, de ces animaux vulnérables pendus au bout d’un crochet, voyant la mort approcher inexorablement. La mort survient immédiatement après que l’animal soit suspendu, le bourreau achève ses proies d’un coup de couteau au niveau du cou, disséquant la veine jugulaire et l’artère carotide. Cette saignée ne sera pas réalisée de la même façon lors des sacrifices rituels et notamment dans les abattoirs Hallal. L’animal aura littéralement la gorge tranchée dans ces cas-là. Je regarde alors, impuissante, l’animal se vider de son sang, son cœur a cessé de battre, son corps a cessé de se débattre et c’est désormais un cadavre sanguinolent qui pend au bout d’un crochet.


S’ensuivent alors les différentes étapes afin de transformer ce bout de chair en un morceau de viande comestible. Concernant les agneaux, l’animal est dépecé manuellement de son manteau de laine, ses pattes sont coupées ainsi que sa tête. Il est ensuite éviscéré : son paquet gastro-intestinal est retiré en veillant à ne point contaminer la viande avec du matériel fécal.

C’est alors que cette carcasse nue, sans peau, sans poil continue son trajet sur la chaîne d’abattage pour arriver jusqu’à nous afin de réaliser l’inspection post-mortem. Il s’agit d’une étape cruciale, à cet instant le vétérinaire est le seul à pouvoir garantir de la qualité hygiénico-sanitaire de cette carcasse et donc son aptitude à être commercialisée ultérieurement et utilisée pour produire de la viande. Chaque partie est inspectée, son aspect général, sa couleur, de même les organes sont palpés et parfois même incisés ou découpés. Chaque geste est mécanique, chronométré et rythmé car la cadence imposée est rapide. J’ai vu défiler des centaines et des centaines de carcasses encore chaudes et fumantes devant moi, leur aspect extérieur ne ressemblant plus en rien à un animal. Et j’ai alors vite compris combien il était facile de faire abstraction de toute l’horreur environnante, le cerveau s’habitue petit à petit à ces images repoussantes, comme si l’inconscient refoulait et enfouissait la triste réalité salissante pour la transformer en un banal travail à la chaîne. Une fois la carcasse inspectée et déclarée « apte pour la consommation » par le vétérinaire, elle est marquée et envoyée en chambre de refroidissement.

Ce travail à la chaîne est abrutissant et asservissant, il ne laisse pas place à la réflexion, ne permet pas à l’ouvrier de prendre du recul sur sa tâche ni même d’intérioriser son acte.


Pour ma part, je n’ai pas eu le temps, ni surement l’envie de m’acclimater à cet environnement sanglant. Après plusieurs heures passées enfermées contre mon gré à subir le triste sort de ces animaux, à subir mon sort de spectatrice, je ne sais toujours pas où fixer mon regard. Partout où se posent mes yeux je vois du sang, des viscères, des instruments de torture. Le couinement et le grincement strident des rouages de la chaîne font échos aux cris des animaux, rappelant en permanence leur souffrance. Certes l’animal ne s’exprime pas de la même façon que l’homme, néanmoins il n’en est pas moins capable de ressentir la moindre souffrance physique, psychique et morale.


Cela fait désormais 7 heures que je suis debout, à regarder le ballet incessant de ces tueries en série. Pour des raisons sanitaires, la température ambiante ne peut excéder les 12 degrés, je ne sens plus mes mains, mon corps est parcouru de frissons, je veux que cela cesse. Si l’enfer sur terre devait exister, si Satan devait opérer impunément, si Lucifer devait élire une demeure cela serait cet endroit. Mais comme le souligne si justement Jean Reynaud, « il est humain et profitable de laisser tomber un voile sur le tableau des meurtres ; il faut qu’ils demeurent relégués dans le silence de l’enceinte où l’utilité publique les commande ».

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